Gravity: Duration: Speed: Radius: Resolution:

1
C’est Zwicky et Rubin qui sont sur un bateau. Zwicky c’est Fritz Zwicky, physicien suisse (1898-1974). Rubin c’est Vera Rubin, astronome américaine (1928-2016). Zwicky dit : « On voit rien, il fait nuit. » Rubin dit : « C’est votre faute, vous avez découvert la matière noire. » Zwicky dit : « C’est votre faute à vous, vous avez redécouvert que j’avais découvert la matière noire. » Il sort son mouchoir, il se mouche et il poursuit : « Oh et pis c’est pas plus mal, comme ça on voit plus tous ces abrutis. » « Quels abrutis ? » demande Rubin. Et Zwicky de répondre : « Les abrutis sphériques. » Et il n’en dit pas plus.

2
« Regardez ! s’écrie Rubin. J’ai cru voir quelque chose dans la nuit. » « Oh c’est sans doute une idée », dit Zwicky. Il sort son mouchoir, il se mouche et il poursuit : « Des idées originales, vous me donniez un domaine et je vous en trouvais une. J’avais en gros une idée géniale tous les deux ans. » « Non, dit Rubin, je crois que c’était plutôt une créature aquatique. » « Ah c’est dans l’eau alors, pas dans la nuit. » « Ou alors c’est dans la matière noire, répond Rubin, c’est une de ces créatures qui peuplent la matière noire. » Et Zwicky de conclure : « Tant que ce n’est pas un de ces abrutis sphériques. »

3
« Notez, dit Rubin à Zwicky, que j’ai été, en 1965, la première femme autorisée à travailler à l'observatoire du Mont Palomar. Savez-vous pourquoi les femmes n'y étaient jusque-là pas autorisées ? » « Non », répond Zwicky. « Et bien, dit Rubin, pour la seule raison qu'il n'y avait pas de toilettes pour femmes. » Zwicky éternue et s’exclame : « Non mais on va où là ? Des abrutis vous avez dû en croiser vous aussi. » Il sort son mouchoir. « Des abrutis sphériques ? » demande Rubin, espérant que Zwicky en révèle plus sur cette mystérieuse sphéricité mais non. « Comme vous dîtes, Vera, comme vous dîtes, des abrutis 100% sphériques », confirme Zwicky en se mouchant. Autour d’eux le paysage est incertain.

4
« Vous avez lu le livre de David Elbaz : À la recherche de l’univers invisible ? » Demande Rubin à Zwicky. « Non, il est sorti quand ? » « En 2016 », répond Rubin. Et Zwicky de réagir : « Mais je suis mort en 1974. » « Ah mince, dit Rubin, moi je suis morte en 2016, en décembre, et le livre de Elbaz est sorti en octobre. » « Perfect timing, dit Zwicky. Ça donne pas trop envie de le lire par contre, si on meurt après. » « Vous êtes déjà mort, vous ne craignez plus rien. » « Je crains de remourir et du coup de renaître et du coup d’avoir à me retaper tous ces abrutis sphériques. »

5
Un livre avec deux grandes ailes poilues, mélanges de chair et d’ombre, vient de se poser dans l’eau. Zwicky l’attrape par la queue et le secoue. « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » dit-il. Et il le laisse tomber dans le bateau. Rubin le ramasse, l’ouvre à la page 45 et lit : « Une galaxie spirale contient 10 fois plus de matière noire que de matière lumineuse... Probablement une bonne estimation du rapport “ignorance sur connaissance” pour l’homme, déclara Vera Rubin », dit Vera Rubin. « Vous vous autocitez ? dit Zwicky à Rubin. Bravo ! » « C’est à la page 45 du livre de David Elbaz », répond Rubin mais Zwicky ne l’écoute pas. Il a sorti son mouchoir. « Moi aussi je vais m’autociter, il dit, allez ! » Et il souffle un grand coup, puis s’arrête et regarde dans son mouchoir. « En voilà au moins un que les abrutis sphériques n’auront pas. »

6
« La matière noire n’est pas noire, dit Zwicky, alors je ne comprends pas pourquoi il fait tout noir. Moi, je l’avais appelée dunkle materie. » « De l’Univers, de ce qui le compose, de sa nature et de son fonctionnement, nous ne connaissons en gros que 5%, dit Rubin. De même pour le corps humain. C’est exactement la même proportion d’ignorance d’après le docteur Bernard Comet, le médecin des astronautes français : d’après lui nous ne connaissons que 5% du fonctionnement du corps humain. » « Bernard Comète ? demande Zwicky. Bernard Comète, le médecin des astronautes ? » « Oui, dit Rubin, c’est son nom, C-O-M-E-T. » « Ah bon, dit Zwicky, ah bon... Et il vous a montré sa queue ? » Et il éclate de rire. Il en pleure même, du coup il sort son mouchoir et se met la tête dedans. « Vous êtes bien moqueur, dit Rubin à Zwicky. Et Zwicky, vous croyez que ça fait sérieux comme nom, Zwicky, le petit Zwiss. » Zwicky arrête subitement de rire. Il fixe des yeux l’eau noire autour d’eux. « Punaise ! » «Quoi ? dit Rubin Quoi ?» «Là ! dit Zwicky, là !» «Mais quoi enfin ! » dit Rubin. Elle se penche hors de la barque. « Oh punaise ! J’ai cru voir un abruti sphérique. »

7
« Si ce n’est pas la matière noire, qu’est-ce que c’est d’après vous ? » demande Rubin à Zwicky. Et Zwicky de répondre : « Si ce n’est pas la matière noire, c’est la matière noire. »

8
« Non, mais vraiment, dit Rubin, si ce n’est pas la matière noire, qu’est-ce que c’est d’après vous ? » Et Zwicky de répondre : « Un MacGuffin.» «Quoi ?» « Un MacGuffin » dit Zwicky. « Je ne comprends pas, dit Rubin, qu’est-ce qu’un MacGuffin ? » « Vous ne connaissez pas la blague du MacGuffin ? C’est une blague écossaise. » « Non », dit Rubin. Et Zwicky de raconter : « Deux voyageurs se trouvent dans un train allant de Londres à Édimbourg. L'un dit à l'autre : "Excusez-moi, monsieur, mais qu'est-ce donc que ce paquet, à l'aspect bizarre, que vous avez placé dans le filet au-dessus de votre tête ? — Ah ça, c'est un MacGuffin. — Qu'est-ce que c'est un MacGuffin ? — Eh bien, c'est un appareil pour attraper les lions dans les montagnes d'Écosse — Mais il n'y a pas de lions dans les montagnes d'Écosse. — Dans ce cas, ce n'est pas un MacGuffin." »

9
« Non, mais sérieusement, dit Rubin, sérieusement si ce n’est pas la matière noire, qu’est-ce que c’est ? Vous dîtes avoir une idée géniale tous les deux ans, ça doit largement faire deux ans qu’on navigue sur ce bateau, alors donnez-moi une idée géniale concernant la matière noire. » « Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » demande Zwicky alors que quelque chose vient de bouger dans l’eau derrière eux. « Si ce n’est pas la matière noire, qu’est-ce que c’est ? » Et Zwicky de répondre : « Si ce n’est pas la matière noire, c’est... » mais au moment où il va répondre un MACHO, oui un MACHO saute hors de l’eau et atterrit sur les genoux de Rubin. « Oh nom d’une étoile à neutrons ! S’écrie Zwicky. Un MACHO ! Ne bougez pas Vera ! Vous avez un MACHO sur les genoux. » Il prend son mouchoir, donne deux trois coups dans l’air pour s’entraîner et puis un grand coup dans le MACHO qui tombe dans l’eau. « Prends ça ! s’écrie Zwicky, fier de lui. Je ne me suis pas laissé faire par les abrutis sphériques, ce n'est pas pour me laisser marcher dessus par un MACHO ! » « Un MACHO ? » s’étonne Robin. « Bien sûr, dit Zwicky, un Massive Compact Halo Objects, les objets compacts qui constitueraient la matière noire. » « Mais, s’étonne davantage encore Rubin, si vous êtes mort en 1974, comment connaissez-vous l’existence des MACHOS dont l'hypothèse a été formulée dans les années 90 ? » « Premièrement, il y en avait déjà à mon époque, répond Zwicky, les MACHOS et les abrutis sphériques c’est pas ça qui manquaient. » « Oui, dit Rubin mais les objets compacts qui se cacheraient dans le halo sphérique qui entoure la galaxie ? » « Et bien, répond Zwicky, j’ai regardé sur Internet comme tout le monde. » « Vous avez Internet ? » « Ben oui, répond Zwicky, j’ai un smartphone, vous me prenez pour qui ? » Et son portable de sonner. Zwicky décroche mais il parle dans son mouchoir en fait : « Non, la quatre saisons c’est plus la peine, y a plus de saisons. » Et il raccroche en ajoutant : « Espèce d’abruti sphérique ! »

10
« Les MACHOS constituent une possible solution au problème de la matière noire galactique, lit Zwicky sur son mouchoir en commentant : Eh bien allons donc ! Deux expériences majeures, MACHO (États-Unis d’Amérique) et EROS (France), ont recherché ce type d'objet à partir de 1990 en observant des millions d'étoiles appartenant à deux galaxies naines satellites de la Voie lactée, les nuages de Magellan, et en utilisant l'outil des microlentilles gravitationnelles... » Il referme son mouchoir, le met dans sa poche. « EROS et MACHO, il dit, c’est des poètes les mecs. » Mais Rubin est ailleurs. Elle est toujours dans le bateau mais elle est ailleurs quand même, elle est à la fois ailleurs et dans le bateau, elle est passée dans un minuscule trou noir qu'elle a trouvé dans un coin de son esprit, elle est passée dedans, dans le trou noir, dans le minuscule trou noir, elle est passée dedans et de l’autre côté, comme si elle avait voyagé dans le temps sans bouger de la barque, de l'autre côté elle s'est retrouvée couchée dans un lit, couchée dans un lit contre le corps de quelqu’un, elle est couchée dans le lit dans le noir avec quelqu'un mais elle ne sait pas avec qui, elle ne sait pas avec qui mais elle aimerait rester là, elle aimerait rester couchée là nulle part avec cette personne inconnue dans le noir mais elle ne peut pas, elle ne peut pas rester dans le lit dans le noir car le trou se referme, le trou noir se referme, elle doit repartir, alors la voilà qui repart, qui revient à elle, qui quitte la nuit du lit dans lequel se trouve cette personne inconnue pour retrouver le noir de l'eau sur laquelle flotte la barque, la barque qu'elle partage avec Zwicky, au moment même où Zwicky dit : « EROS et MACHO ! Et après ce sera quoi ? Les Village People ? Allez ! Les Village People ont terminé leur mission, on analyse les données ! Y-M- C-A ! » Et il se met à chanter. Rubin est comme stone, groggy ; il lui faut deux ou trois siècles avant de retrouver ses esprits.

11
« Au fait, dit Rubin à Zwicky, il paraît que vous aviez comme projet d’utiliser tout le Système solaire comme un vaisseau spatiale géant en mitraillant l’intérieur du soleil de projectiles en métal pour créer des réactions de fusion asymétrique, ce qui aurait mis le Système solaire en mouvement comme une navette spatiale, et nous aurait permis de rejoindre Alpha du Centaure en moins de 2500 ans. » Et Zwicky de répondre : « Je vous avais bien dit que j’avais des idées géniales. »

12
« Vera, j'ai le coup de foudre », dit une voix soudain. « Qui a dit ça ? » demande Rubin. « C'est Dunkle » répond Zwicky. « Dunkle, c'est qui ça ? » « C'est le MACHOMACHOMAN qui se cache dans le noir. » « Vera, j'ai le coup de foudre. Vera tu verras, fais-moi cuire, cuisine-moi », dit la voix. « Qu'est-ce qu'il raconte votre Dunkle ?» demande Rubin. «Oh il doit faire référence à la célèbre expérience de Stanley Miller et Harold Urey qui en 1953 ont synthétisé des molécules organiques rien qu'en soumettant à des décharges électriques l'atmosphère de la Terre primitive : CH4, NH3, H2 et H2O. » « Vera tu verras, fais-moi cuire, cuisine- moi », répète la voix. « Arrêtez de me faire marcher, c'est vous qui avez dit ça ? » demande Rubin à Zwicky. « C'est Dunkle, je vous dis, le MACHOMACHOMAN », répond Zwicky. « Arrêtez, je vous dis », dit Rubin à Zwicky. « OK j'arrête », répond Zwicky. Et c'est à ce moment-là que Zwicky saute dans l'eau et disparait. « C'est pas vrai ? » Rubin soupire. « Pfff, c'est une blague ou quoi ? Et il ne m'a même pas expliqué ce qu'est un abruti sphérique... Pffff... Pfff... J'aurai bien voulu savoir ce que c'est moi... Pfff... Pfff... » « Arrêtez de soupirer, dit Dunkle, on n'entend plus rien. » « Arrêtez de vous faire passer pour Dunkle, répond Rubin. Vous n'êtes qu'un abruti sphérique », ajoute-t-elle. « Vous ne savez même pas ce que c'est » dit Dunkle. « Non c'est vrai et vous ? » « Un abruti sphérique c'est quelqu'un qui... eh puis non je ne vous dirais pas. » Et c'est fini, noir c'est noir, ciao goodbye, même Dunkle qui n'est jamais apparu disparait lui aussi. Toute seule dans le noir dans la barque, à la fin Rubin trouve un petit papier avec inscrit dessus le message suivant : « Don't worry, Vera. Parti au Festival d'Avignon. Reviens dans un mois. Loue petit appartement à poète provençal du nom de Boris quelque chose craque. Vais voir s'il est sphérique celui-là. Bon été à vous, Vera, même si c'est l'hiver. Et si vous attrapez la matière noire, ne la lâchez surtout pas. » Signé Z Comme Zwicky